Les représentations de l’âge dans la société française contemporaine

Quel âge avez-vous ? Question impertinente s’il en est, considérée souvent comme déplacée, incorrecte, irrespectueuse. Non il convient de ne pas demander l’âge des gens surtout l’âge des femmes, bien sûr... Non il convient de le taire, de le cacher, de le donner à deviner, de tenter d’en modifier les attributs pour laisser entendre qu’il n’est pas ce qu’il est.

Le vieillissement et notre société

Non ne dites pas votre âge, à moins qu’une carte senior discrètement présentée vous permette d’obtenir une réduction, 4 moins que votre âge affirmé haut et fort vous permette de revendiquer un droit, un avantage, une considération particulière, autrement, ne dites pas votre âge.

D’ailleurs, quel est mon âge ? Comment répondre à cette question puisqu’il change tout le temps et que ce qui caractérise mon âge est certainement l’instabilité, l’incertitude même pourrait-on dire. L’âge devient ainsi une notion à la fois parfaitement objective : J’ai tel âge ! Et parfaitement relative, chacun pouvant à tout moment se trouver ou trouver l’autre relativement jeune ou relativement vieux évidemment… J’ai donc tout à la fois « un certain âge » et « un âge certain ».

Notion objective, relative, paradoxale pourrait-on dire, puisque vous pouvez très légitimement me regarder comme encore jeune ou comme déjà vieux, très vieux même selon les critères que vous retenez au moment où vous me regardez. Ce paradoxe amène nos contemporains à affirmer souvent, c’est très à la mode, que la vieillesse n’est pas une question d’âge et qu’il y a des jeunes vieux et des vieux jeunes… Bref, ne sachant donc plus ce qu’est l’âge, nous allons pouvoir faire de cette notion un usage extraordinaire et sans limites.

Surtout ne pas vieillir…

La vieillesse fait ainsi objet de représentations parfaitement paradoxales : tout le monde ou presque veut vivre longtemps, mais personne ne voudrait vieillir… Il faudrait, nous suggère-t-on, « avancer en âge et rester jeune », ou mieux encore, « vieillir sans devenir vieux… »

C’est parce que, collectivement, nous ne retenons de la vieillesse que ses dimensions les moins favorables que nous entrons dans ces représentations terriblement négatives qui structurent notre rapport collectif à la vieillesse. Or je peux toujours regarder ma vieillesse, de deux manières opposées et complémentaires, paradoxales.

Ma vieillesse est d’abord cette période de ma vie qui me rapproche de ma mort, mais elle est aussi cette période de ma vie qui m’en sépare encore et que, par conséquent, je peux investir, surtout si un accompagnement bienveillant m’y invite… Mais il faut pour cela, sans doute, être immergé dans un flot relationnel qui donne sens à cette vie, qui me permette de m’y projeter, de m’y réaliser. « L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait » écrivait Jean-Paul Sartre1, il est clair que c’est bien cette projection de soi dans la vie qui donne sens à celle-ci.

Une société qui n’aime pas sa vieillesse…

Vivre c’est vieillir, forcément vieillir… Mais on a toujours peur que vieillir ce ne soit plus tout à fait vivre… Et voilà bien le paradoxe !

On peut dire alors, sans exagération, que la société française n’aime ni la vieillesse, ni les vieux ! La rupture est telle qu’il nous a fallu récemment adopter une loi pour lier société et vieillesse… une loi dite « d’adaptation de la société au vieillissement2 »… Tout cela trahit ou plutôt traduit bien, ces représentations négatives au terme desquelles l’adjectif qualificatif « vieux » a revêtu désormais un sens largement péjoratif. Pour éviter cette « dégradation » redoutée, cette « déchéance », on développe partout, à grand frais parfois, des programmes, des méthodes, des protocoles, pour bien vieillir, pour « réussir son vieillissement » pour « apprendre à vieillir3 » et autres objectifs sur lesquels il nous faudrait beaucoup réfléchir… La chance de vieillir risque alors de se faire injonction au bien vieillir, injonction potentiellement tyrannique et liberticide.

Vieillir, une chance…

vieillesse et société

Cette chance tous ne l’ont pas. Le dire comme cela peut paraitre brutal mais c’est la réalité. Nos vies familiales, amoureuses, amicales sont jalonnées de morts survenues trop tôt qui n’ont pas laissé a ceux qui sont partis le temps de savourer les plaisirs de la vie avec leurs enfants ou leurs petits-enfants, par exemple, et qui n’ont pas laissé aux plus jeunes le plaisir de vivre avec ceux qui sont partis bien trop tôt.

Nous qui l’avons cette chance, qu’en faisons-nous ? Nous vieillissons, nombreux et ensemble… L’espérance de vie a augmenté de manière spectaculaire au cours du siècle dernier. Nous vivons en moyenne 86 ans pour les femmes et 80 ans pour les hommes. Certes il n’est pas sûr que cette augmentation se poursuive a long terme de manière aussi spectaculaire que par le passé4. Il devient donc particulièrement intéressant de chercher à comprendre ce que nous faisons sociétalement de cette situation somme toute, enviable. Il semble bien que, par un processus assez pervers, nous fassions ou que nous ayons fait de cette chance un problème, une maladie voire un délit.

La vieillesse problème, maladie, délit…

Partout, nous parlons et entendons parler du « problème du vieillissement de la population »… Nous ne regardons la vieillesse qu’à travers les problèmes qu’elle pose parfois et, dans un raccourci insensé, elle devient le problème qu’elle pose, quand ce ne sont pas les vieux qui deviennent des problèmes. Évidemment, l’approche presque exclusivement économique de la vieillesse contribue largement à la construire en problème : problème du financement des retraites, du « poids » des vieux dans le financement de la sécurité sociale, du coût des établissements et des services d’aide a domicile, etc. Comme si ces dépenses n’étaient pas en même temps à regarder comme des investissements ! Non les vieux ne sont pas une charge, ils sont une chance ! L’argent des vieux, l’argent pour les vieux c’est l’emploi des jeunes, directement et indirectement.

De là à faire de la vieillesse une maladie, il n’y a qu’un pas, souvent franchi, chaque fois que notre peur des difficultés que nous pourrions rencontrer en vieillissant nous conduit chez le médecin… Le problème devient maladie quand le seul expert convoqué est le gériatre et que celui-ci devient à nos yeux le spécialiste de la vieillesse… On a beau jeu ensuite de reprocher aux médecins d’exercer un pouvoir abusif sur nos vies ! Pas étonnant que l’on en arrive à inventer ce qui devrait nous faire peur et qui, pourtant, nous séduit : la médecine anti-âge.

C’est que cette vieillesse problème et maladie est gênante : elle coûte cher dit-on, pour mille raisons elle peut nous faire peur et nous la redoutons. Écoutons les vieux, il est fréquent qu’ils s’excusent d’être encore en vie et craignent de devenir un poids, une charge pour leurs enfants ou petits-enfants… « Ce n’est quand même pas de ma faute si je ne suis pas encore morte ! » nous confiait il y a peu une dame très âgée dans un EHPAD… Et tous nous entendons parfois ces cris de détresse. « Pas de ma faute ! » Elle avait parfaitement bien intégré la culpabilité, le délit de vieillir. Elle ne faisait plus rien, ne produisait plus rien, se pensait inutile, sa seule présence dans ce monde semblait coûter de l’argent et provoquer des soucis… Il lui fallait donc partir au plus vite pour ne plus se sentir coupable.

Pour conclure…

Nous sommes là au cœur de la construction de l’âgisme… Vieillir devient détestable, il convient donc d’éviter la vieillesse, de l’éradiquer si possible, de la combattre partout. Pas étonnant alors que les générations s’évitent, se frôlent mais ne se rencontrent pas, s’opposent parfois puisque la société ultra libérale donne aux jeunes à penser la vieillesse comme une charge et non comme une chance, les sommes dépensées pour soutenir ou accompagner les vieux sont regardées comme une charge et non comme un investissement. II s’agit pourtant d’un investissement porteur d’emploi mais surtout de culture, d’histoire, de relations sociales et affectives fécondes et par conséquent porteur d’avenir.

Michel BILLÉ, Sociologue

michel billé

1/ Jean Paul Sartre : « L’existentialisme est un humanisme » Ed. Folio coll. Essais. Gallimard 1996. P. 30.

2/ Loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015, relative à l’adaptation de la société au vieillissement.

3/ Si « vieillir c’est vivre » (voir M. Billé et D. Martz : « La tyrannie du bien-vieillir » Ed. Eres 2018) peut-on alors apprendre à vieillir ? Et puis Aragon, encore : « Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard… »

4/ Et sans doute n’est-il pas superflu de rappeler que cette augmentation de l’espérance de vie est d’abord une augmentation de l’espérance de vie en bonne santé physique et mentale.

Article extrait de Réalités Familiales 

« Familles face au grand âge » (n°128-129, 2019)- Réalités Familiales est une revue thématique et trimestrielle éditée par l’Unaf.

réalités familiales

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